Culture

Gilles Jobidon: laisser le champ libre... et toucher au sacré

le lundi 10 février 2020
Modifié à 17 h 07 min le 10 février 2020
Par Ali Dostie

adostie@gravitemedia.com

Les prix se sont rapidement invités dans la carrière d’auteur de Gilles Jobidon. Sa première œuvre, La route des petits matins (2003), avait récolté trois honneurs, dont le prix Robert-Cliche. En novembre dernier, Le Tranquille affligé (Leméac) a raflé le Prix des 5 continents, qui récompense le meilleur de toute la francophonie. «C’est un prix qui me touche, moi qui suis un amoureux de la langue française. Ça donne une petite tape dans le dos, pour nous dire de continuer», témoigne Gilles Jobidon. Il a appris la grande nouvelle deux jours avant l’annonce officielle. Un coup de téléphone à 6h du matin: des félicitations de deux membres du jury, Lise Bissonnette et Jean-Marie Gustave Le Clézio. «Un prix Nobel de littérature! lance-t-il à propos de l’auteur français. Je suis un ti-cul moi; depuis 2003 que je publie. À 69 ans, je me considère comme un jeune écrivain. Dans la culture chinoise traditionnelle, un écrivain qui commence à être pas pire, c’est à 80 ans…» L’auteur de Longueuil est le deuxième Québécois à remporter le Prix des 5 continents en 18 ans. Gilles Jobidon espère que cet honneur donnera de la visibilité au Tranquille affligé et à ses œuvres précédentes. «Je travaille sur un petit créneau de lecteurs, je ne fais pas de littérature populaire. Ceux qui se trouvent dans mon créneau n’ont pas une très grande diffusion dans le climat médiatique culturel dans lequel on vit.» Il évoque son troisième roman, Combustio, une œuvre complexe à la structure labyrinthique qui a connu une «réception à peu près nulle». Il se désole au passage de la (faible) mise en valeur des œuvres de littérature québécoise dans les librairies d’ici, et du même coup de leur timide distribution dans l’Hexagone et plus largement en Europe. Modernité [caption id="attachment_85774" align="alignleft" width="282"] Le Tranquille affligé[/caption] Le Tranquille affligé se déroule en 1858. Le jésuite défroqué Jacques Trévier, qui vit dans l’entourage de l’empereur chinois Mu Xi, part en expédition vers l’île de Baël. Il a pour mission de ramener le teinturier qui procurera à la Chine la recette de la teinture du noir parfait, un moyen de «conjurer le sort qui s’acharne» sur le pays. Malgré l’époque, le roman est résolument moderne, tant dans l’attitude à l’égard des personnages que dans les enjeux qu’il convoque, «le commerce débridé, le développement technologique et industriel triomphant, la globalisation des échanges, le protectionnisme, le repli identitaire, nomme l’auteur. Par une simple histoire, une fable, on peut arriver à comprendre ce qui se passe dans nos sociétés.» Passionné de l’Orient depuis l’âge de 15 ans, Gilles Jobidon s’est plus récemment intéressé à la guerre de l’opium, trame de fond du roman. Apprendre comment s’est déployée cette «guerre qui n’en est pas une» l’a indigné. «Je n’en revenais pas. L’Angleterre a fait pendant 200 ans le trafic de l’opium en Chine. C’était une façon de les mettre à genoux. L’opium a entravé la Chine, a été distribuée pour aller jusque dans l’intelligentsia. Presque tout le monde était drogué, relate l’auteur. On ne regarde pas ce qu’on a fait pour que la Chine soit comme ça [aujourd’hui]. L’Orient et l’Occident ne se sont pas rencontrés, ils sont entrés en collision.» La modernité de la langue a également été relevée par les critiques littéraires. Gilles Jobidon a été touché par les mots qu’a eus à son endroit la membre de l’Académie des lettres du Québec Lise Bissonnette, dans une entrevue filmée diffusée sur YouTube. Elle y relève le français parfois d’un «classicisme extraordinaire», dans lequel s’insèrent des expressions québécoises contemporaines. «Quand on le lit, tout d’un coup, on passe d’un extrême à l’autre de ce que peut fournir la langue, décrit-elle. Le Prix des 5 continents récompense le travail d’une vie. La travail de quelqu’un qui n’a jamais renoncé à extraire de la langue française tout ce qu’elle peut donner.» Trouver la musique En arts visuels – il a travaillé comme metteur en espace dans les musées, après des études en arts visuels et histoire de l’art –, Gilles Jobidon affectionne le minimalisme, lorsque la «vacuité permet d’imaginer les choses à sa manière». Un principe qu’il applique à son écriture. «Pour moi, c’est une façon écologique de travailler. Je n’aime pas les romans de 850 pages où il y a beaucoup de mots et peu d’émotions… Quelle place a le lecteur à travers ce roman? On nous mâche tout. Dans le type de roman que je travaille, le lecteur fait les liens entre les tableaux, je le laisse à sa propre intelligence», explique celui qui a récemment publié le carnet C’est la faute à l’ostensoir. Son écriture épurée constitue un terreau fertile pour laisser poindre cet «espèce de chuchotement» qu’est le sacré, concept que l’on a trop souvent associé au religieux, pense l’auteur. «Le sacré, c’est toute la façon dont on est en contact avec la beauté, la nature, la spiritualité. Dans mon écriture, quand vous lisez, j’espère que vous entrerez en contact avec ça.» Gilles Jobidon compare son travail à celui du sculpteur qui, à partir d’un gros bloc de pierre, voit ce qui se cache en dessous; il opère par soustraction, et l’inconscient opère. De la dizaine de pages dans sa première ébauche, il peut n’en rester qu’une dans la version finale. Ces premières ébauches «très figuratives» n’ont rien à voir avec la musicalité finale – celle qui s’entend au fil des phrases à la ponctuation inhabituelle, dans les silences que ces dernières imposent – et qui fait naître les émotions chez le lecteur. Et la musicalité est primordiale chez Jobidon, qui nomme Marguerite Duras, Christian Bobin et, au Québec, Robert Lalonde parmi ses influences. «L’histoire me sera racontée par ces débuts qui sont tout croches, laids, sans rythme, et je leur trouverai une musique, qui doit être en accord logique avec l’histoire.» «Je la découvre. C’est ce qui est passionnant dans l’écriture: je suis étonné, poursuit-il. Comment je fais pour étonner les gens? Je dois être moi-même étonné, ému. Mon but est de raconter, de dire les choses que je pense par rapport à l’univers dans lequel on vit, mais si je suis étonné, c’est extraordinaire.» «Ça me permet que ce ne soit pas plate pour moi. Ce n’est pas évident de passer deux ans et demi sur un objet qui finit par avoir 156 pages.» Son roman à venir se déroulera dans un futur proche ou éloigné, sombre mais pas triste, détaille-t-il. Le personnage principal sera un garçon de 10 ans, un génie autiste qui ignore tout de sa condition. Projeter un récit dans l’avenir est nouveau pour Jobidon. Encore, il continue d’étonner.