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Violence conjugale et système judiciaire: des pratiques et préjugés qui mettent les victimes à risque

le mardi 12 mai 2020
Modifié à 12 h 01 min le 11 mai 2020
Par Ali Dostie

adostie@gravitemedia.com

Malgré un certain chemin parcouru, particulièrement depuis le mouvement #MoiAussi, une grande dichotomie s’observe encore entre le vécu des victimes de violence conjugale et les décisions rendues en droit familial, selon deux expertes interrogées par le journal. Au nom de l’intérêt de l’enfant, des décisions forcent des femmes à garder contact avec des ex-conjoints violents. À lire aussi: le témoignage de Clara | Une aide au déménagement pour les victimes | Carrefour pour Elle adapte son offre de service «Il y a un dysfonctionnement du système qui repose sur la difficulté entre le civil et le criminel de se parler. Il y a là un vrai problème», expose la professeure au département des sciences juridiques de l’UQAM Rachel Chagnon. Ainsi, les juges en matière de droit familial peuvent ne pas tenir pas compte de la violence conjugale au moment d’accorder un droit de garde ou de visite de l’enfant. Il ne serait pas rare que le juge, au moment de rendre une telle décision, fasse fi d’un interdit de contact (article 810 du Code criminel) accordé par une autre instance. «Les juges vont dire que cette décision ne les concerne pas et vont accorder un droit de visite. Le problème est que ça maintient le contact et ça met inutilement la femme en danger, souligne Mme Chagnon, qui œuvre actuellement à un projet de recherche sur le maintien de la plainte ou sa substitution par l'article 810 dans le traitement de la violence conjugale. «On détermine que l’accès à l’enfant est plus important, et à mon humble avis, c’est basé sur des préjugés, poursuit-elle. Lorsqu’il y a un enfant, ça apporte des compromis pour garder le lien. C’est l’un des problèmes les plus mis de l’avant.» Cette décision suppose que la violence dirigée vers la mère ne pourrait se tourner vers l’enfant.  «Cette compartimentation, je n’y crois pas particulièrement», ajoute-t-elle. Selon Rachel Chagnon, la croyance que la fin du couple mettra fin à la violence conjugale est encore très présente chez les juges. Une analyse que partage l’avocate et directrice générale de Juripop Sophie Gagnon. Pourtant, «toutes les études le démontrent: c’est faux. Le contexte de séparation peut exacerber la violence», affirme Mme Gagnon. «Malgré une pédagogie active en ce sens, il ne semble pas y avoir une grande écoute des juges en matière civile et familiale», ajoute Rachel Chagnon. Dangerosité sous-évaluée Rachel Chagnon cible également une «tendance importante à sous-estimer gravement le degré de dangerosité des contrevenants», tant de la part de policiers que des acteurs du système judiciaire. Elle parle d’une «tendance lourde» à voir l’homme violent comme un individu qui serait normalement gentil. La violence serait donc contextuelle. «On revient à l’idée qu’avec la fin du couple viendrait la fin de la violence, qu’au fond, ce serait quand même peut-être à cause de la victime», dénonce-t-elle. Mme Chagnon observe toutefois que le système serait beaucoup plus critique à l’égard des «mauvaises mères». Les policiers, les juges et les intervenants de la DPJ devraient être mieux équipés pour évaluer la dangerosité des contrevenants, croit-elle. Ce qui pourrait aussi avoir un impact sur la façon dont sont reçues les dénonciations des victimes de violence conjugale. Si des policiers sont très sensibles, d’autres continuent de ne pas prendre ces plaintes au sérieux, relève Mme Chagnon. «Une femme qui rapportait un manquement à l’article 810 s’est fait dire par un policier qu’ils prenaient les plaintes seulement à partir du dixième manquement», s’insurge-t-elle. Dans la bonne direction Toutefois, le mouvement #MoiAussi aura fait avancé le système en matière de protection des victimes, se réjouit la professeure. «Il y a un souci qui se développe chez les procureurs, le DPCP, la Couronne, de repenser le rapport avec la victime: avoir une vision macro, qui prend la victime dans son contexte.» La récente modification de la Loi sur le divorce va en ce sens. Dorénavant, un juge en matière de droit familial devra, au moment d’évaluer la compétence parentale, tenir compte de la violence conjugale, d’un interdit de contact ou de tout autre ordre de cour. «Ça apporte une définition large mais précise de la violence conjugale. On reconnait qu’il n’y a pas que la violence physique et qu’elle affecte l’enfant», note Sophie Gagnon. Il faudra toutefois voir comment ce sera appliqué et interprété.» Le collectif de chercheurs de l'UQAM, de l'Université de Montréal, de l'Université d'Ottawa et du milieu communautaire,  dont est membre Mme Chagnon, plaide d’ailleurs pour que le législateur provincial adopte des modifications semblables pour les conjoints de fait.