Culture

Entrevue avec Michel Rabagliati: une histoire à l’intérieur de soi

le mercredi 04 juillet 2018
Modifié à 16 h 50 min le 04 juillet 2018
Par Ali Dostie

adostie@gravitemedia.com

Si nous étions dans une bande dessinée, les bulles au-dessus de la tête de Michel Rabagliati seraient nombreuses et gorgées de mots – avec dans le détour quelques onomatopées ponctuant le discours. Le créateur du célèbre Paul (Paul à Québec, Paul au parc, …) ne manque pas de verve lorsqu’il discute de sa passion, ce qu’il a fait le temps d’une entrevue dans le décor de La Pastèque fête ses 20 ans: une exposition dessinée. À lire aussi: Une exposition retrace les 20 ans de La Pastèque Depuis l’âge de 10 ans, Michel Rabagliati a toujours voulu créer de la BD. Il dessinait deux ou trois planches, puis lâchait. Cette même envie revenait constamment, sans jamais véritablement aboutir. «Je n’étais pas préparé, je n’avais pas de scénario... je faisais juste dessiner. Tu frappes un mur ben ben vite!» raconte l’auteur et illustrateur, directement venu de Montréal en scooter, dans la chaleur, pour discuter neuvième art avec Le Courrier du Sud à la Maison de la culture de Longueuil. Avant de se diriger vers le graphisme, il s’imaginait faire de la BD pour les jeunes. C’est qu’il ne prenait pas «le bon angle». Et cet angle, c’est celui qu’ont emprunté Frédéric Gauthier et Martin Brault en fondant La Pastèque, il y a 20 ans. Rabagliati raconte comment ces jeunes hommes – dont Frédéric, qui travaillait à la Mouette rieuse, librairie spécialisée dans la bande dessinée – étaient influencés par la nouvelle vague qui déferlait en Europe et aux États-Unis, et particulièrement par le travail de la maison d’édition L’Association. Des œuvres davantage proches du livre que du magazine, laissant libre cours aux expérimentations narratives. Une voie qui l’interpellait. «On retrouvait de la BD d’auteur, un pan se développait qui n’était pas jeunesse, pas gili-gili, pas des gags, décrit Rabagliati. Ça vient de Maus, de Spiegelman. Ç’a parti le bal: wow, c’est en noir et blanc, ça raconte l’Holocauste, c’est long et c’est pas drôle. Il a gagné le prix Pulitzer en 1992. Ç’a sonné – bip! bip! – pour tout le monde. Quelques auteurs se sont dit: on veut raconter comme ça. C’est dans ce train que je suis embarqué.» Des auteurs comme Chester Brown et des oeuvres telles que L’Ascension du haut mal et Journal d’un album ont pour lui «tout changé». Par ailleurs, La Pastèque – et un peu aussi le créateur de Paul – sont nés dans un contexte où, côté BD, «c’était mort au Québec», n’hésite pas à dire Rabagliati. La revue Croc avait fermé ses portes et on ne retrouvait que du fanzine sur le marché. L’aventure a débuté avec Paul à la campagne, en 1999. Depuis, il est demeuré fidèle à la maison d’édition. «Au début, je ne pensais pas que La Pastèque allait durer. Je me disais, ça va durer deux ans, ils vont se tanner ou se planter… Mais ils ont pris l’angle du livre, et n’ont pas quitté leur job tout de suite… Moi aussi d’ailleurs. Ç’a pris 10 ans avant que j’en vive.» Paul à l’école Malgré le succès des Paul – «50 000 exemplaires, c’est un hit, mais qui n’a rien à voir avec les tirages de 200 000 exemplaires en Europe» –  et la bande dessinée pour adultes qui gagne du terrain,  Rabagliati constate que pour plusieurs, BD est encore aujourd’hui synonyme de Lucky Lucke, Astérix, aventures et gags. Rien de mal à ça, assure-t-il. Il se plaît d’ailleurs dans ce territoire qui reste à défricher. Il se réjouit aussi que la BD – dont ses oeuvres – soit entrée dans les classes d’école. «C’est une grande fierté pour moi, car je suis un drop out. Je n’ai même pas fini mon secondaire! Et là, ils lisent mes livres au secondaire et au cégep… et ils sont notés là-dessus!» Préférer les accidents Pendant l’entrevue, il jette un œil à la vidéo projeté sur le mur de la salle d’exposition, où se succèdent des bédéistes dans leur lieu de travail. «Y’a pas de téléphone, pas de vidéo, pas d’ordinateur. Juste du monde qui gosse avec ses mains, décrit-il. Ils ont l’air de l’homme de Néandertal! C’est ben inspirant et décomplexant pour un jeune. Ils travaillent avec leurs mains, l’aquarelle, des crayons, ils font des ti-dessins, c’est magnifique!  Geneviève, ma collègue de bureau, gagne sa vie avec des Prismacolor!» Les lecteurs croient souvent que Paul est le fruit d’un travail à l’ordinateur. Mais Rabagliati, qui a fait 20 ans de graphisme, boude ce qui a longtemps été un outil indispensable. Il fait tout à la main. Pas pour lui, la tablette graphique. «Quand on fait un trait, au fond, c’est quoi la différence? C’est vrai que tu peux faire des correctifs, mais tu deviens obsédé avec ça. Je préfère faire des accidents. Je trouve ça très zen: je me contente du dessin que je viens de faire. Demain, il sera peut-être mieux.» Univers intérieur Michel Rabagliati l’avoue, il aime la stabilité. Pour chaque opus de Paul, même format, mêmes outils, même papier, même nombre de cases par page. Et les dessins ne dépasseront jamais de la case, qu’il voit comme un écran de cinéma. «Je ne suis pas un explorateur de la forme. Des fois, je voudrais être plus lousse, plus créatif, me permettre plus d’expérimentations graphiques, mais je suis trop pissou», dit-il en riant, se disant admirateur du travail de ses confrères et consœurs du neuvième art. Pas trop à la recherche de la mode, non plus. Les illustrateurs magazine souhaitent susciter les «wow», doivent être à l’affut des tendances et risquent de se faire copier. Les auteurs de BD, et à plus forte raison d’autofiction comme Michel Rabagliati, ne subissent pas cette pression. Un sentiment de sécurité qui conforte le bédéiste vedette de La Pastèque. Personne ne peut piquer son histoire: c’est la sienne. Un monde intérieur, à l’instar de celui de Michel Tremblay, compare-t-il. «Son univers, c’est une petite balle, mais l’angle change. Il tire les ficelles… Je trouve ça ben l’fun… Je travaille comme ça. Ça reste autour de moi et je prends le pari que ça peut intéresser les gens. Tremblay a visé juste, car c’est un poète, c’est sa sensibilité. C’est aussi ce que les gens viennent chercher quand ils me lisent: mon point de vue, mon regard. C’est pas rocambolesque, Paul ne part pas à l’aventure, ne court pas après les bandits. Une vie extrêmement plate!» Un personnage peu contraignant, de sorte que Rabagliati n’a jamais été tenté de le laisser de côté. Il a créé un personnage ordinaire – Ahuntsic, Toyota 4 portes… pas de supers pouvoirs – , neutre, auquel tous peuvent s’identifier. «Il a les deux mains dans les poches et il observe la société. Ça peut être un gars et une fille.» «Ce qui me sauve», dira-t-il… car ce sont davantage les femmes qui achètent les livres. Michel Rabagliati offrira une conférence le 6 juillet, à 16h, à la Maison de la culture (300, rue Saint-Charles Ouest).