Culture

De la haute couture au langage extraterrestre: l’audace de Martine Bertrand

le vendredi 10 janvier 2020
Modifié à 13 h 55 min le 14 octobre 2022
Par Ali Dostie

adostie@gravitemedia.com

Martine Bertrand (Photo gracieuseté)

Non, les immenses cercles noirs que projettent les heptapodes pour communiquer dans le film Arrival de Denis Villeneuve ne sont pas véritablement l’œuvre d’extraterrestres. Leur langage est né sous l’encre de Chine de Martine Bertrand, artiste visuelle de Longueuil.

Au moment d’inventer le langage des heptapodes, aucune proposition que recevait Patrice Vermette – production designer sur Arrival et mari de Martine Bertrand – ne convenait : elles ressemblaient toutes trop à un langage humain. «Veux-tu que je m’essaie?» a proposé Mme Bertrand.

Après la lecture du scénario, elle est entrée dans son petit atelier et a laissé aller ses stylos. «C’était bien spécifié: ça devait être circulaire. On ne devait pas savoir tout de suite que c’est un langage. Il fallait que ça fasse peur: est-ce qu’ils vont nous tuer? est-ce qu’ils nous crachent dessus? est-ce une insulte? Il devait y avoir tout ça là-dedans.»

Un logogramme du langage des extraterrestres du film Arrival (photo gracieuseté)

Le résultat a tout de suite convaincu; Denis Villeneuve et le directeur photo ont été emballés. Martine Bertrand a ensuite créé une quinzaine de logogrammes, à partir desquels Patrice Vermette et un graphiste ont déconstruit le dessin, l’ont divisé en douze, pour créer une centaine de déclinaisons. «C’est devenu une espèce de dictionnaire. Certains sigles correspondaient à certains mots.»

Mme Bertrand a pu visiter le plateau de tournage, dont une partie s’est déroulée au Québec. «Je voyais les logogrammes partout. Je trouvais ça tellement beau... Wow, ça marche! Et plus ils sont gros, plus ils sont beaux.»

Patrice Vermette a conçu les décors du film. Il a aussi imaginé le vaisseau spatial en forme de roche. «Il fallait le faire. Il a vendu ça aux Américains... pas de bouton à l’intérieur de cette machine pour la partir! s’exclame-t-elle. Ce qui est génial, c’est d’amener nos idées jusqu’au bout. C’est flyé de faire ça!»

Avec ces sigles, Martine Bertrand réalise son rêve d’exposer dans un musée. Les logogrammes ont fait l’objet d’une exposition itinérante au Philadephia Museum of Arts et voyageront au Walker Art Center de Minneapolis et à l’Art Institute de Chicago.

Son incursion au cinéma se poursuit avec le prochain film de Denis Villeneuve, Dune, pour lequel elle a conçu des dessins qui ont été retravaillés et sculptés afin d'être intégrés à des murales et d'autres détails. «C’est un grain de sable, dans tout ça», illustre l’artiste.

Habitée de personnages

Détail du tableau Muses et créateurs (photo gracieuseté)

Ce langage extraterrestre semble faire figure d’exception dans l’univers artistique de Martine Bertrand, généralement peuplé de personnages.

Ses œuvres personnelles mettent en scène des galeries de petits êtres, tous uniques et parfois si entassés que l’on peine à les distinguer.

Leurs bouilles sont souvent influencées par les nombreux voyages de leur auteure. «Quand je dessinais mes personnages à Budapest, mon Dieu qu’ils n’avaient pas l’air de bonne humeur! Ils étaient blancs!»  

Habiller des personnages

Costume de la production Eja Mater (photo gracieuseté)

Pendant plus de 20 ans, Martine Bertrand a conçu les costumes de spectacles de danse. À l’instar de son passage en publicité et en télévision, où elle se retrouvait toujours à concevoir des costumes qui sortent de l’ordinaire, elle a été rapidement repérée pour son audace.

«J’ai commencé avec un chorégraphe, pour un petit ballet. Un autre chorégraphe m’a vue et m’a dit: "Je t’emmène avec moi". Euh ok, où? On a quasiment fait le tour du monde, il avait de gros contrats partout. J’ai commencé au Théâtre La Scala, à Milan.»

Pendant plusieurs années, Martine Bertrand a collaboré avec Jean Grand-Maître, qui lui donnait carte blanche. Une opportunité qu’elle a saisie, n’hésitant pas à multiplier les propositions originales. Cette liberté ne vient néanmoins pas sans contraintes ni compromis.

Aux défis techniques – des costumes légers, faciles à transporter et à nettoyer, confortables et propices aux rapides changements – s’ajoute la nécessité de s’harmoniser à l’ensemble, sans trahir les intentions de base.

«Je l’ai, ce côté-là, de garder l’idée jusqu’au bout, constate Martine Bertrand. C’est important de te faire une espèce de bible: tu mets tes photos de référence, tes dessins, pour ne pas déroger de ton idée. Parce que d’autres veulent ajouter leur grain de sel. Comme un chef d’orchestre, tu veux continuer à jouer la symphonie de Beethoven.»

Le détail

Martine Bertrand conserve un magnifique souvenir de sa première production avec Jean Grand-Maître, La vigile des anges.

Elle concevait les costumes sur les mannequins et les assistantes observaient comment elle travaillait pour ensuite l’aider à produire la cinquantaine de costumes.

L’un des costumes de Love Lies Bleeding (photo gracieuseté)

J’avais créé un costume avec des visages dedans, tout fait à la main», relate-t-elle. Une attention aux détails qui témoigne de son souci pour le danseur. «Souvent, je me faisais dire: tu mets trop de détails. Non, parce que le danseur l’a sur le dos, et il le sait, lui, insiste-t-elle. Ça devient de la haute voltige de couture.»

Elle concevait parfois même les costumes sur les danseurs, chaque corps étant différent. Son travail s’apparentait à la sculpture. «Le costume doit devenir la personne. Ce n’est pas un costume d’Halloween, il devient une entité.»

Manier les matériaux, définir la charte de couleurs, choisir les tissus; Martine Bertrand parle avec autant de passion de chacune des étapes de la création, qui commence à la table à dessin. «Je me plonge dans l’histoire, je dois faire une recherche. Ça, j’aime ça. Je dessine à la main, je me retrouve avec une pile de papiers pour n’avoir qu’un dessin.»

Pour le spectacle Emma B., inspiré de Madame Bovary et présenté à Munich en 1999, l’ensemble de l’équipe de production a bien sûr lu le roman. Mme Bertrand a poursuivi sa recherche à la bibliothèque de l’École nationale de théâtre et s’est intéressée à la musique qu’écoutait Gustave Flaubert.

Forte et fragile Luna

Hormis quelques cadeaux qui lui sont restés à la fin de productions, les costumes demeurent la propriété des théâtres. Et inévitablement, au fil des représentations, ses créations s’usent. Véritables objets d’art, elles ne demeurent pas moins éphémères. Un constat devenu quelque peu crève-cœur sur la dernière production à laquelle Martine Bertrand a participé, Love Lies Bleeding, qui raconte la vie d’Elton John.

Alors qu’elle ne suivait plus la troupe, on l’a avisée qu’il avait fallu couper les ailes d’un de ses costumes d’ange. «Ça me rendait triste. Je mets mon âme là-dedans, songe-t-elle avec émotion. Ç’a été une image pour moi: il fallait que je fasse quelque chose qui dure.»

Quelque sept ans plus tard, elle a donné ses machines à coudre et son matériel à une jeune fille qui en avait besoin.

Après le travail d’équipe, «j’avais besoin de retourner à mes affaires, de juste faire ce qui me tente. Je suis tellement bien», confie-t-elle, à propos de cette nouvelle période de création.

L’artiste visuelle se consacre maintenant à créer des personnages sur du papier japonais. «Je retourne là-dedans; je fais des personnages, des tissus que je dessine tout à la main. C’est déconstruit et ça ressemble à de la couture. Puis, je les chiffonne et je fais les maquettes.»

Sur son site Web, elle a récemment dévoilé Luna, la première d’une série de plusieurs œuvres qui, espère-t-elle, feront l’objet d’une exposition.

Les mains de Luna sont celles de sa mère, et trois visages composent l’expression de ce petit être semblant venu d’une autre époque. «On vieillit et on pense qu’on a encore 20 ans. Luna a tous les âges: jeune, vieille... La conception du temps, je suis beaucoup là-dedans.»

La peur de la mort habite également le travail de Martine Bertrand, dans ces êtres éphémères, reflet de notre propre fragilité. Même le papier mûrier qu’elle emploie en témoigne. «Ce sont des papiers tellement forts et qui ont l’air tellement fragiles... Ça me ressemble un peu, peut-être.»

 Luna (photo gracieuseté)

Des œuvres de Martine Bertrand sont exposées au restaurant Lou Nissart. Possibilité de rendez-vous avec les acheteurs potentiels: madame.martine@gmail.com.