Actualités
Choix de la rédaction

Fuir l’Europe de l’Est à la nage : l’étonnante histoire de Krisztina Bolvari

le lundi 18 mars 2024
Modifié à 11 h 59 min le 21 mars 2024
Par Sylvain Daignault - Initiative de journalisme local

sdaignault@gravitemedia.com

 

Retraitée depuis peu après une fructueuse carrière chez Hydro-Québec où elle a passé 31 ans, Krisztina Bolvari est native de Hongrie. Avec maintenant plus de temps à sa disposition, la Québécoise d’adoption aimerait raconter son histoire à ses petits-enfants avant que celle-ci ne sombre dans l’oubli.   

Krisztina n’a que 7 ans quand ses parents, Tamas Bolvari et Maria Tasnadi, décident en secret qu’ils en ont assez du régime politique en Hongrie et qu’ils vont «passer à l’Ouest», comme on disait à l’époque.  

La famille Bolvari, quelques temps avant de passer à l’Ouest. (Photo: K. Bolvari)

Évidemment, Krisztina ignore tout de ce plan. «C’était les vacances et ils m’ont dit qu’on allait en camping et rencontrer mon grand-père. J’étais bien contente!» raconte-t-elle.

À cette époque, le régime hongrois émet chaque année des visas pour visiter des pays de l’Est et aux trois ans des visas qui permettent à ses citoyens de visiter des pays occidentaux. «Mon père était déjà allé à Montréal et était tombé en amour avec la ville», se souvient Mme Bolvari.

Une fois rendue dans un camping situé en Yougoslavie, juste à côté de la mer Adriatique, la petite famille s’installe. Discrètement, ses parents remettent leurs papiers d’identité à un couple d’Allemands qui promettent de les attendre de l’autre côté, en Italie. 

Puis, le 17 août 1971, sur la plage, Krisztina voit sa mère déposer son grand chapeau de paille sur le sable en essuyant discrètement quelques larmes. Ensuite, son père enlève délicatement sa montre qu’il dépose juste à côté du chapeau. La fillette en déduit que c’est l’heure de la baignade.  

«À mon grand désarroi, ma mère m’impose de mettre des Swim Aids orange! Je me fâche parce que je sais très bien nager depuis que je suis toute petite. Je ne suis pas un bébé!»

Mais ses parents insistent en lui disant qu'il y aura beaucoup de vagues.

Et des vagues, il y en aura.

La mer
«L’eau est froide même si nous sommes en plein été. Je reste accrochée à ma mère qui elle-même s’agrippe désespérément à mon père. Les vagues sont si grosses que j’avale des bouillons. J’ai peur et je veux retourner sur la plage. Mais mes parents continuent de nager vers le large!» raconte l’autrice en devenir.

Transie, épuisée, effrayée, la fillette vomit plusieurs fois durant la traversée. 

Soudain, ses pieds touchent quelque chose. On dirait un filet. «Je sens la corde entre mes pieds, je pousse avec mes mains pour m’en défaire.» 

La famille continue de nager. «Je vois enfin la rive. Nous avons traversé la mer Adriatique en nageant pendant 2 heures et 45 minutes, pour franchir une distance de 2 kilomètres. Je sais aujourd’hui que nous avons nagé en zigzagant afin d’éviter les garde-côtes. Et je sais aussi que le filet était un filet anti-requin! Nous avons été très chanceux de nous en tirer!»    

Une fois arrivée sur la plage, les pieds de Krisztina s’enfoncent dans un sable mou et visqueux recouvert d'algues autour de moi. «Je n’ai aucune idée de l’endroit où nous sommes! Je suis si malheureuse! Je grelotte et peux à peine parler. »

Mais tout en-haut de la falaise, leurs amis allemands les attendent.

Entretemps, le grand-père de Krisztina, qui vit au Canada et qui avait accepté de parrainer la famille de son fils, a changé d’idée. Résultat : au lieu de passer trois mois dans un camp de la Croix-Rouge, Krisztina et ses parents y resteront un an. «Ne me demandez pas comment, mais de petits emplois à petits emplois, mon père s’est retrouvé chauffeur du cardinal de Hongrie au Vatican.»  

L’arrivée
Enfin, en mai 1972 – le grand-père ayant décidé à nouveau de parrainer son fils – la famille arrive à l’aéroport de Dorval. Leur histoire fait la une du Montreal Star et du Kanadai Magyar, un journal hongrois publié au Canada.

«Mon grand-père possédait une manufacture de coussins à Verdun. On a dormi dans l’usine durant deux semaines avant que ma mère juge qu’elle en avait assez! J’ignore toujours aujourd’hui pourquoi mon grand-père ne nous a pas hébergé chez lui», lance Krisztina les yeux dans le vide.

La fuite de la famille Bolvari a fait la une du Kanadai Magyar. L’autre homme sur la photo s’est également enfuit de la Hongrie à la nage mais pas en mêmes temps. (Photo : K. Bolvari)

Krisztina s’adapte rapidement à sa nouvelle vie. Elle complète en français sa 1re, 2è et 3è année en 18 mois. «Comme bien des enfants d’immigrés, je suis devenue de facto la traductrice pour mes parents.» 

Un souvenir lui remonte en tête. «En Hongrie ce sont des fées qui apportent des cadeaux à Noël. Quand nous étions dans le camp de la Croix-Rouge en Italie, c’était une sorcière. Et ici au Canada, c’est un gros barbu dans costume rouge. J’étais un peu mélangée!» affirme-t-elle en riant. 

La famille Bolvari s’installe d’abord à Greenfield Park durant deux ans puis à Châteauguay durant une décennie où son père est gérant d’une station-service Esso avant de quitter pour Montréal. «À Montréal, mon père était responsable d’une station-service Fina dans le quartier Saint-Henri. J’étais souvent pompiste et j’aimais bien recevoir des pourboires, avoue Krisztina pour qui le travail est une valeur primordiale. Mais je n’étais pas contente quand des automobilistes plus radins ne me donnait rien!»        

Vie adulte
Après des études universitaires en psychosociologie, Krisztina est embauchée chez Hydro-Québec, d’abord au service à la clientèle puis comme formatrice. Mariée à un Québécois, ses trois enfants ont été élevés à l’européenne. 
Au cours des dernières années, elle est retournée en Hongrie à quelques reprises. «Il y a une tante de mon père qui nous accueille. Mais pour le reste de la famille, mes parents aujourd’hui décédés ont toujours été considérés comme des traitres», soupire-t-elle. 

Krisztina Bolvari aimerait bien écrire un livre sur l’histoire de sa famille. (Photo: Le Courrier du Sud – Denis Germain)

Résilience
L’idée de rédiger un ouvrage afin que le grand public, mais surtout ses petits-enfants, puissent connaître son histoire a toujours été reportée à plus tard. Mais un accident survenu dans le stationnement d’une épicerie du DIX30 à Brossard en novembre 2019 a changé les choses. Renversée par une automobiliste, Krisztina a vu l’une de ses chevilles écrabouillée. «J’étais tellement en colère. Je me disais que cet accident allait ralentir tous mes projets», lance-t-elle.   

Et des projets, elle en a. En voie de devenir accompagnatrice de voyage chez Traditour. Mme Bolvari, qui soufflera bientôt 60 bougies, entend bien garder la forme en se tenant occupée. «Je retourne dans l’ancienne Europe de l’Est cet été et en Hongrie à l’automne», annonce-t-elle.

Sans doute aura-t-elle d’autres chapitres à ajouter à sa biographie.