Culture
Le fado aux couleurs jazz de Suzi Silva
le mardi 16 avril 2019
Modifié à 13 h 54 min le 16 avril 2019

ENTREVUE. L’auteure-compositrice interprète Suzi Silva délie avec délicatesse et respect les codes stricts du fado qu’elle enrobe d’une couleur jazz. Son «fad’azz» ne perd rien de l’essence du chant urbain du Portugal et s’avère au contraire un moyen de le faire connaître d’un public qui n’y aurait peut-être pas naturellement tendu l’oreille.
Après Des mots sur mesure en 2017, Suzi Silva a présenté Fad’azz au Théâtre de la Ville, en mars dernier, devant un public «très chaleureux et attentif».
Celle qui a été initiée au fado dès l’âge de 11 ans explique la démarche entourant ce spectacle.
«Je fais un mélange. J’ajoute une influence de jazz, surtout sur le plan harmonique, pour que les gens aient un point de référence. C’est à mi-chemin. Et si les gens sont intéressés, ils ont le matériel pour aller chercher le fado et le comprendre plus facilement.»
Le fado, né dans la rue et issu de la tradition orale, est un chant mélancolique. L’instrumentation traditionnelle compte la guitare classique pour le support harmonique et la guitare portugaise – une guitare à 12 cordes – qui assure l’accompagnement mélodique et le contre-chant.
«Contrairement à la culture folklorique, il n’y a pas de costumes colorés. C’est très austère, les gens s’habillent de couleurs sombres, en noir, avec un châle sur les épaules, explique la chanteuse. Même si c’est à la base très mélancolique, il y en des pièces un peu plus joyeuses. Mais le sentiment est toujours aussi pesant, fort.»
Ce sentiment et cette impression demeurent encore très palpables dans le «fad’azz». L’artiste a conservé du fado ses inflexions vocales, ses ornementations, ses placements de voix, ses vibratos, bref, ce qui le définit. L’influence du jazz se fait davantage sentir sur le plan des arrangements.
«Je pense que ça marche bien, les commentaires sont positifs. Ça rajeunit, donne un nouvel élan au fado.»
Alors que le fado est traditionnellement chanté en portugais, elle propose également quelques pièces en français, encore une fois dans un souci d’accessibilité.
Parallèlement, elle prépare aussi des spectacles dans le respect de la tradition. C’est d’ailleurs dans la pure tradition du bouche-à-oreille qu’elle a appris. Sa formation, elle s’est faite dans la rue.
«Mes parents m’ont mise en contact avec des gens de la communauté. Des gens m’ont guidée, ils ont fait comprendre à un enfant de 11 ans, qui ne comprend pas l’intensité du sentiment, comment chanter le fado. Un des musiciens joue d’ailleurs encore avec moi.»
Artiste complète
Puisqu’il s’agit d’une musique qui ne s’écrit pas, il manquait à Suzi Silva la formation musicale et la connaissance théorique pour être une «artiste complète».
Tout en poursuivant des études en architecture, elle est entrée au conservatoire en chant classique, puis s’est rapidement tournée vers le chant jazz.
«La famille et tout le monde me disait "tu dois trouver un vrai métier". J’ai choisi de terminer mes études en architecture. Mais une fois que c’était fait, j’avais toujours cette sensation qu’il me manquait quelque chose, que je devais faire quelque chose avec ma voix.»
En 2013, elle a déménagé à Longueuil – où elle habite toujours – et a donc entrepris un baccalauréat en musique à l’Université de Montréal.
«Parce que j’avais une idée, je voulais exprimer ma musique, mais ne savait pas comment le faire.»
En quatre ans, elle a tout appris.
«Quand on veut et qu’on s’y met vraiment, on trouve les moyens. En musique, on se demande toujours si on aura la force de continuer. Le sentiment quand on crée ou quand on est en concert, c’est tellement réconfortant. Ça nous aide à rester en place et à continuer.»
Suzi Silva sera sur la scène du Théâtre Outremont le 23 avril.
L’histoire du fado, en bref
Trait caractéristique de la culture portugaise, le fado est un chant urbain qui s’est développé particulièrement durant le 19e siècle, à partir de diverses influences, tant latines qu’orientales.
«À un certain moment, la cour du Portugal a voyagé jusqu’au Brésil pour fuir l’invasion de Napoléon, raconte Suzi Silva. Ses membres ont été exposés à ces fusions entre la culture indigène locale et celle des esclaves africains qui y étaient importés. Il y a des influences de rythmes, qu’ils rapportent au Portugal.»
La conquête de pays a aussi laissé des traces, tant à l’extérieur qu’au Portugal. Le thème de la mer est par exemple encore fréquent, tout comme la tristesse et le sentiment d’abandon des femmes alors que les hommes étaient partis sur les bateaux.
«Le fado est un gros mélange de pleines choses qui se sont accumulées. C’est une musique de rue, associée aux gens plus humbles, pauvres. Et la plupart du temps, c’est chanté. Il y a des formules mélodiques qui se répètent, et ce qui change sera les mélodies et poèmes. Il y a des poèmes de femmes, d’autre d’hommes.»
Dans les années 1960, la musique a été utilisée par le peuple portugais pour exprimer son opinion contre le régime fasciste. Les critiques contre le gouvernement passaient par des métaphores.
«Et on parle de figures très importantes, comme Amalia Rodrigues, la grande diva du fado. Elle est l’ambassadrice, a voyagé partout dans le monde, a donné le fado à connaître. C’était une femme très respectée, dû à ses caractéristiques vocales incroyables, décrit Mme Silva. Elle chantait beaucoup de poèmes avec des métaphores pour critiquer la situation. Même si les gens ne le voyaient pas à première vue, ils comprenaient que quelque chose clochait.»
Au fil des ans de nombreuses cultures se sont intéressées au fado, qui est par exemple très apprécié au Japon. Des artistes japonais s’initient à la guitare portugaise et chante même en portugais.
«Je trouve ça intéressant que les gens se sentent touchés, partage la chanteuse. Le sentiment qu’on essaie de transmettre est arrivé ailleurs; des gens s’identifient à l’émotion. C’est ça la musique, c’est transmettre l’émotion.»
En 2011, le fado a été inscrit au patrimoine culturel immatériel de l’humanité.