Culture

Le Tableau : donner vie à 240 000 épingles

le vendredi 03 mai 2024
Modifié à 16 h 25 min le 03 mai 2024
Par Ali Dostie

adostie@gravitemedia.com

Entre film expérimental et poème, le court métrage animé de la cinéaste longueuilloise Michèle Lemieux relate le destin tragique de Marie-Anne d’Autriche, avec pour point d’ancrage le portrait qu’en a fait Velasquez en 1652. Le film prend vie sur l’écran d’épingles Alexeïeff-Parker, un instrument rare et exigeant une incroyable virtuosité. 

Le Tableau montre le portrait de Marie-Anne d’Autriche, reproduit avec une impressionnante justesse et toujours dévoilé en partie. Au fil des images, il se transforme. Au visage de Marie-Anne se superpose celui de son oncle Philippe IV d’Espagne, à qui elle a été mariée à 14 ans, alors qu’il en avait 44. Les cinq enfants qu’elle mettra au monde sont décédés prématurément ou ont été inaptes à régner. 

Les branches d’un arbre se repliant sur elles-mêmes, la crinoline devenant prison, l’envol d’un oiseau; par des images fortes, Michèle Lemieux donne à réfléchir à la place et au rôle des femmes, au contrôle de leur corps, à l’Histoire qui ne leur consacre que très peu d’espace.

(Photo: Gracieuseté)

«J’ai une longue histoire avec ce tableau, que j’ai découvert quand j’avais environ 20 ans. J’étais fascinée par l’intensité du regard et l’impression de tristesse qui s’en dégage. Je me suis dit : c’est quoi ce miracle! À 300 ans d’intervalle, l’émotion nous parvient. C’est un petit miracle qu’un peintre ait réussi à reproduire l’âme.»

Le Tableau, une production de l’ONF, ne présente qu’à la fin les quelques informations donnant des clés d’interprétation. «C’est un peu comme un poème, plus émotif et évocateur, de sorte que ce qu’on ressent pendant le film trouve une résonance encore plus profonde quand on comprend : ok, c’est ça sa vie», souligne Mme Lemieux.

Pas de place à l’erreur

L’écran d’épingles, conçu dans les années 1930, est constitué de 240 000 épingles, réparties sur une surface de 59 cm par 39 cm. Il n’en existe que deux dans le monde, dont un à l’ONF.

(Photo: Gracieuseté)

L’écran est éclairé de façon latérale, de sorte que les épingles, selon qu’elles sont plus ou moins enfoncées, créent des ombres qui forment une image, dans des variantes de blanc, gris et noir. Les dessins sont créés en y apposant des objets de diverses formes. 

«L’écran d’épingles Alexeïeff-Parker est un instrument très ancien. C’est comme un violoniste qui joue sur un Stradivarius. On a une très forte conscience de la préciosité de l’instrument.»

-Michèle Lemieux, cinéaste

Des quelque 11 minutes que dure le court métrage, aucune vidéo, qu’une succession de photos, selon une fréquence variant entre 8 et 24 images par seconde. 

«C’est un travail de dessin en direct. Ça signifie qu’il n’y a pas de retour en arrière possible. On crée le mouvement sans référence, dessin-clé ou test d’animation, explique Mme Lemieux. Il faut accepter l’erreur et les erreurs sont très sévèrement punies. Mais cette insécurité, elle est porteuse aussi de ce qui est précieux pour un artiste; tout ce que les accidents et hasards peuvent apporter.»

«Je sais où je veux aller, mais je ne sais pas comment je vais m’y rendre», résume-t-elle.

Michèle Lemieux (Photo: Gracieuseté - Wolfgang Noethlichs)

De lumière et de couleur

Pour effectuer ce travail solitaire, durant lequel l’écran d’épingles ne peut servir à aucun autre projet, il lui aura fallu plus de deux ans et demi. 

Avec ce deuxième court métrage créé à partir de cette technique (le premier étant Le grand ailleurs et le petit ici, 2012), la cinéaste innove par sa manière d’intégrer la couleur. Les retouches informatiques étant impossibles, le tout se fait à partir de l’éclairage. 

(Photo: Gracieuseté)

Le cinéaste Jacques Drouin avait déjà fait des essais concluants, mais la pellicule ne lui permettait pas d’avoir un retour sur écran et donc un aperçu en direct de ce qu’il produisait. 

«J’ai fait beaucoup de tests et de recherche, et au lieu de travailler avec seulement une seule source de lumière, j’ai travaillé avec quatre, cinq, six sources différentes, relève Mme Lemieux. Chaque source crée une ombre projetée, qui est cassée par une autre, puis une autre. On joue avec la tonalité, avec de la gélatine sur les appareils, une lampe de poche. C’est du méga bricolage!»

Voulant conserver l’immobilité inhérent au tableau, Michele Lemieux n’a pas cherché à faire bouger le personnage de Marie-Anne d’Autriche. Même lorsque son visage se décompose, l’effet est créé au moyen d’une lampe de poche, d’une exposition lente et d’une lumière très faible. 

«Ça me semblait indispensable de trouver une façon de faire jouer la lumière dans ce film, pour rendre le tableau vivant, mais surtout parce que Velasquez est maître de la lumière et de la couleur. Tout son travail est une recherche sur le principe de distraction de la lumière.»

Le tableau sera présenté en première mondiale aux Sommets du film d’animation le 7 mai à 20h30, puis le 10 mai à 18h30, à la Cinémathèque québécoise.