Culture

Les fées ont soif: elles ont encore quelque chose à dire

le lundi 21 octobre 2019
Modifié à 15 h 45 min le 18 octobre 2019
Par Ali Dostie

adostie@gravitemedia.com

Quarante ans après sa création, le retour de Les fées ont soif n’a pas créé le scandale qui avait entouré sa naissance sur les planches du TNM en 1978. Pas d’appel à la censure, pas d’intervention de la Cour supérieure. De cette œuvre coup de poing de Denise Boucher résonne encore toutefois la parole, forte et actuelle. En 1978, Sophie Clément incarnait Madeleine, l’un des trois archétypes, avec la Statue (la Vierge) et Marie. L’actrice signe aujourd’hui la mise en scène de ce manifeste féministe monté l’an dernier au Théâtre du Rideau Vert, qui sillonne maintenant le Québec, dont un arrêt au Théâtre de la Ville les 26 et 27 octobre. Une lecture publique qu’elle a dirigée à la Grande Bibliothèque en 2014 lui aura fourni le constat que la pièce témoignait encore de notre société. «J’étais déçue et contente de constater que ça marchait autant, comme la première fois.» L’affaire Weinstein, le mouvement #metoo, les Femen sont autant d’éléments de l’actualité qui lui font dire que ce texte «a encore quelque chose à dire». Prise de conscience des femmes Les fées ont soif met en scène les archétypes de la mère, la Vierge et la putain, joués par Bénédicte Décary, Carole Lavigne et Pascale Montreuil. Elles décrivent et dénoncent chacune leurs chaînes et leur aliénation dans cette image d’elles-mêmes forgée par les hommes. Par la prise de parole – revendicatrice, subversive, lyrique, drôle – et le monologue qui devient dialogue, ces fées se libèrent, brisent leur carcan, dans ce qu’avait décrit l’auteure comme une «prise de conscience des femmes». «J’en appelle à moi. Parce que le temps des victimes est terminé», dira La Statue. La pièce, au style peut-être un peu vieilli, n’a rien perdu de sa force. «La violence faite aux femmes, le harcèlement, c’est encore là. Des femmes assassinées par leur mari, on en voit encore, commente Mme Clément. Et les femmes sont toujours des objets de convoitise.» Parmi les spectatrices venues témoigner leur appréciation de la pièce à la metteure en scène, certaines avaient vu l’œuvre en 1978. «Et elles l’ont aimée tout autant aujourd’hui.» «C’est un texte très surprenant, qui fait appel à quelque chose d’intérieur, le questionnement des femmes. La pièce demande entre autres "Maman, qu’est-ce que tu m’as caché? " Les actrices se le demandaient encore aussi: qu’est-ce que les femmes ne disent pas à leur fille, leur fils?» La scène du viol, qui mettait en scène un immense oiseau noir couché sur le corps de Madeleine, avait à l’époque marqué les esprits. Dans les discussions qui suivaient les représentations, la scène avait causé un choc. La mise en scène d’aujourd’hui diffère, mais la cruauté de l’image demeure. «Le texte est rough, vraiment rough, d’une violence verbale terrible. Ça ne peut pas ne pas avoir d’impact.» Nous sommes une La mise en scène, que Sophie Clément imaginait dépouillée, ne devait porter ombrage à l’essence même de la pièce. «Ce n’est pas une pièce d’histoire, de suspense, mais une pièce de parole. Je voulais un décor d’une grande sobriété, pas de bébelle.» Une vision partagée avec Danièle Lévesque, aux décors. Outre deux chaises – et une immense statue –, des images qui fluctuent avec les couleurs et éclairages. Cette œuvre iconoclaste ne pouvait être campée dans le réalisme. Beaucoup de marge de manœuvre a aussi été laissée aux actrices. «Je voulais leur donner une grande liberté. C’est un grand travail à l’intérieur de nous. Je ne voulais pas qu’elles s’autocensurent. Elles ont été extraordinaires. Elles m’ont beaucoup touchée, émue, moi qui l’avait jouée.» En plus des chansons qui viennent, comme un point d’orgue, faire appel au subconscient, Sophie Clément a voulu donner une nouvelle incarnation à cette parole. «J’avais la sensation qu’il fallait le côté litanie. Certaines phrases importantes sont donc répétées, chuchotées par les deux autres femmes... j’en ai ajouté jusqu’à la générale, et plus récemment même. Mon sentiment, c’est que chaque actrice représente toutes les femmes. Si l’une répète la phrase de la mère, de la putain, on est une.»       À la fois électrisant et inquiétant Avant même la première représentation le 10 novembre 1978, Les fées ont soif faisait parler. Le Conseil des arts de la région métropolitaine de Montréal avait refusé de subventionner la pièce, créant un débat public autour de ce qui a été perçu comme de la censure. Des manifestations, notamment par une organisation d’extrême droite, sont organisées devant le TNM le jour de la publication de la pièce, et 15 000 personnes signent une pétition contre l’œuvre. L’archevêque de Montréal de l’époque, Mgr Paul Grégoire, s’en mêle pour dénoncer la pièce, accusant la représentation «loufoque» que l’on fait de la Vierge. Une injonction de la Cour supérieure interdit l’impression et la publication du texte; une interdiction levée un peu plus d’un mois plus tard. «C’était un contexte très énervant. Le soir de la première, le public avait le même trac que nous, relate Sophie Clément. Il y avait tellement eu une grosse histoire, il fallait que ça marche. Et ç’a marché.» Les artistes de la pièce avaient reçu des menaces de mort et Mme Clément se souvient qu’ils avaient reçu une photo d’enfant sur laquelle il était écrit «L’auriez-vous avorté?». Des gens lançaient des médailles de la Vierge dans le hall du théâtre. Sophie Clément raconte que le directeur du TNM de l’époque, Jean-Louis Roux, avait expliqué aux actrices comment sortir de scène et se trouver rapidement à l’extérieur... en cas d’urgence. «Il nous avait fait un chemin d’évasion, au cas où.» Au-delà du scandale, la pièce aura été un fort succès et suscité les réflexions. Chacune des représentations était suivie d’une discussion, à laquelle des centaines de personnes participaient. «C’était extrêmement électrisant pour nous, tout en étant très inquiétant.»