Ville Jacques-Carton : préserver l’âme de Ville Jacques-Cartier
Ville Jacques-Cartier ne sera pas oubliée. Ville Jacques-Carton, des réalisateurs André Forcier et Jean-Marc E. Roy, donne une voix à ceux qui ont construit de leurs mains et habité ce territoire qualifié de «bidonville de Montréal», qui a fusionné à Longueuil en 1969. Si les frontières entre le vrai et le faux s’y brouillent, l’ode à ce patrimoine ouvrier ressort quant à lui clair et net.
«J’ai dit, il faut un poète et un architecte. Parce que j’haïssais tellement la maison de mon voisin que je pouvais la charcuter! On s’était dit que c’était intéressant qu’un poète soit agressé par une espèce d’illuminé, un entrepreneur illuminé», relate André Forcier, attablé aux côtés du réalisateur Jean-Marc E. Roy et du poète Jean-Marc Desgent, après une projection intime à la Cinémathèque québécoise le 16 juillet.
Ledit poète est joué par Jean-Marc Desgent. Il se battra pour protéger sa demeure des ambitions d’un promoteur de la démolir pour y construire du neuf comme on en voit partout, et d’ériger sa «Terrasse Westgate» sur cette rue paisible, dont les petites maisons sont autant de traces de Ville Jacques-Cartier.
Jean-Marc Desgent, André Forcier et Jean-Marc E. Roy (Photo : Le Courrier du Sud - Ali Dostie)
Dans la fiction, le poète habite la véritable maison de Forcier. Il rencontrera au fil de ses démarches l’architecte longueuillois Mario Petrone qui démolira – au sens figuré quant à lui –, ce que Forcier qualifie de «monstruosité» qui a poussé juste à côté de chez lui.
«J’adore la séquence où l’architecte analyse cette construction, admet d’ailleurs Forcier. Je ne sais pas comment le propriétaire va réagir…» Ce dernier n’est pas au courant que sa demeure figure dans le film.
Essai « anthropoétique »
Photo tirée du film (Photo : gracieuseté)
Le promoteur (Pierre Curzi) et ses deux futures mariées (Michèle Deslauriers et France Castel), tout comme son employé (Gaston Lepage); tout est volontairement tiré à gros traits.
«C’est un genre de monde parallèle extrêmement caricaturé. C’est comme si on venait déposer ça, comme une espèce de fil d’Ariane», explique Jean-Marc E. Roy.
Car Ville Jacques-Carton est d’abord un documentaire, porté par de véritables témoignages de gens qui ont vécu à Ville Jacques-Cartier.
Cette matière première provient d’un projet de recherche de Louise Levac, qui était enseignante au cégep Édouard-Montpetit, et ancienne présidente de la Société historique et culturelle du Marigot.
Ils y racontent la vie dans ce milieu plus que modeste. L’absence d’égout et d’eau potable, les constructions rudimentaires bricolées à partir de matériaux trouvés, le poulailler, les chèvres, les brochets pêchés dans le ruisseau Saint-Antoine; la pauvreté. Mais aussi les bonheurs : les jeux d’enfants, le vendeur de «patates frites» qui arpentait la ville à cheval, la fierté, la solidarité.
«De beaux souvenirs et de mauvais rappels», dira dans le film Denis Champagne, qui a vécu pratiquement toute sa vie rue Sainte-Hélène.
Les témoins apparaissent à l’écran, mais leur récit est porté par Jean-Marc Desgent. «On commence avec la vraie voix des gens et ensuite ça se transforme et on se fait bercer par ce personnage du poète omnipotent, omniprésent, qui agit dans toutes les strates du film : la fiction, les témoignages, la poésie, les images d’archives», explique Jean-Marc E. Roy.
Sous la plume de Desgent, les témoignages sont poétisés, transformés, avec l’accord des principaux intéressés. «Ce sont des adultes qui parlent, mais dans le documentaire, ce sont des enfants qui jouent, qui entendent des chevaux, rappelle le poète. Je vais me mettre dans la tête de ces jeunes qui se baignent dans un trou d’eau, qui devient un océan avec des baleines!»
«C’était encore une volonté de brouiller les pistes entre réalité et fiction, ajoute M. E Roy, qui a longtemps créé de «faux docs». Ne serait-ce qu’avec les personnages qui gardent leurs propres prénoms. On voulait que Jean-Marc garde son prénom.» Le personnage du poète est d’ailleurs une fusion entre Jean-Marc Desgent et André Forcier.
À ces voix témoignant du passé s’ajoutent des images d’archives, riches et nombreuses, tant en photos que vidéos. «C’est une des grandes forces du film, comment les deux archivistes ont tout trouvé!» se réjouit Jean-Marc E. Roy.
Les Longueuillois y reconnaîtront certaines rues, le cégep Édouard-Montpetit (Externat classique de Longueuil à l’époque), des commerces. Les archives nous replongent tant dans les débats ayant mené à la fusion de Ville Jacques-Cartier que dans la montée du FLQ.
André Forcier se dit fasciné par le travail du concepteur sonore Christian Rivest qui a réussi à donner une couche de vie à ces images. «On avait des images inanimées et quand tu entends le bébé crier, tu as l’impression que c’est vrai. Je trouve qu’il a fait une job formidable», relate-t-il.
Et ce, malgré qu’il ait réalisé ce travail sur un simple moniteur, et non sur grand écran comme il est d’usage. «Ça montre la petitesse de notre budget», souligne Forcier qui, lors de la projection à la Cinémathèque, voyait pour la première fois le film sur grand écran.
Le conseiller municipal Carl Lévesque, Jean-Marc Desgent, André Forcier, Louise Levac et Jean-Marc E. Roy, à la Cinémathèque québécoise (Photo : Le Courrier du Sud - Ali Dostie)
Victoire citoyenne
Dans la fiction du film, le combat du poète et d’autres citoyens aura mené à un moratoire pour empêcher la destruction du patrimoine ouvrier de Ville Jacques-Cartier. Un dénouement pas très loin de la réalité.
Quelque neuf ans après son film Coteau Rouge qui s’en prenait à l’embourgeoisement du quartier, André Forcier avait joint sa voix en 2020 à celles de nombreux citoyens qui s’inquiétaient à Longueuil des nombreuses démolitions de résidences unifamiliales au profit de plex.
En 2022, Longueuil a resserré les règles, de sorte de protéger ce patrimoine ouvrier. Des quelque 300 démolitions survenues en 2020, à peine une quarantaine ont été approuvées deux ans plus tard. «Avant, je me faisais achaler trois fois par semaine par des constructeurs qui voulaient démolir ma maison. Aujourd’hui il n’y en a plus. J’ai la paix», confie le cinéaste longueuillois.
«Il faut redonner aux architectes le design des maisons, et imposer même aux citoyens ordinaires le 1% d’œuvre d’art, que ce soit une sculpture, une céramique. Moi, je serais assez radical à ce niveau», lance-t-il.
Et la poésie
Et au mélange des genres qui constitue le film s’ajoute la poésie. Un poème de Jean-Marc Desgent le traverse tout entier.
Le «beau now», «la vie aplatie», «l’habitable pas habité avec quelqu’un dedans» est critiqué, alors que «tombent, tombent, les vieilles baraques de Ville Jacques-Cartier».
«C’est un côté plus quotidien, plus factuel. Il a fallu que j’oublie ce que j’ai écrit depuis 40 ans, soutient Jean-Marc Desgent. Mais je ne me suis pas trahi moi-même, parce que j’avais des choses à dire.»
Le film prendra l’affiche le 5 septembre. La bande-annonce a été dévoilée.